Au Rwanda, pendant le génocide, Gratien Nyaminani a tué le mari de Bernadette Mukakabera. Depuis, les deux familles ne se parlaient plus. Amoureux, leurs enfants ont toutefois fini par se marier avec leur bénédiction. La hache de guerre, enterrée, a fait place à la convivialité.
« A notre santé ! », trinquent Bernadette Mukakabera, la veuve de Védaste Kabera, et Gratien Nyaminani, l’assassin de ce dernier, en levant leurs bouteilles de bière. Entre ces deux familles rwandaises, l’atmosphère est à nouveau à la joie. Donata Yankurije, la fille de Nyaminani et belle-fille de Mukakabera, participe à cette petite fête improvisée. Elle sirote sa limonade, en regardant d’un œil amusé son père et sa belle-mère.
Une petite perle qui coule sur sa joue trahit son émotion. Aimé, son fils aîné de huit mois, babille, ponctuant son escapade à quatre pattes entre sa mère et ses grands parents.
« Réunis à jamais ! », semble-t-il dire lui aussi. Le grand absent de la fête est Alfred Uzabakiriho, le mari de Donata et fils de Mukakabera. Son devoir de soldat, au sein des Forces rwandaises de défense qu’il a intégrées juste après le génocide, le maintient loin de cette famille qu’il peut se vanter d’avoir soudée.
Hier encore, l’amitié paraissait pourtant définitivement enterrée. Après le génocide, Nyaminani avait été arrêté, condamné et incarcéré. Sa fille Donata avait cependant continué à aider la famille de Mukakabera dans tous les travaux domestiques. « Je sentais que je devais faire de mon mieux pour réparer le préjudice que mon père avait causé. Cela demandait du courage, car ni ma famille, ni mère Bernadette, ni le voisinage ne me regardait d’un bon œil… On disait que je m’exposais à la vengeance », se souvient la jeune et belle Donata.
Sa détermination finit par venir à bout de la haine de sa future belle-mère. « Son attitude m’a déconcertée… Elle pleurait et me priait chaque fois d’amener son père à demander pardon. L’idée me vint de lui apporter des provisions en prison et de le convaincre. » Le pardon fut accordé au cours du procès gacaca, au terme duquel Nyaminani fut libéré, après une cérémonie spéciale de demande de pardon organisée au sein de la famille de la victime.
Les deux familles ont depuis retrouvé l’harmonie d’autrefois, du temps où elles partageaient tout : joies et peines, mariages et deuils, abondance et manque. « On pouvait passer des veillées entières à danser et à chanter, en partageant du vin de banane… Jusqu’à ce jour fatal d’avril 1994 », se rappelle Nyaminani.
Miracle de l’Amour
La veuve était de toutes façons alors très loin de lui pardonner… « Je ne peux pas décrire ce que je ressentais quand je le voyais ou n’importe quel hutu ! Une haine viscérale, de l’aversion… ? L’irréparable était arrivé et j’étais convaincue que, pour rien au monde, jamais plus je n’adresserais la parole à celui qui m’avait ôté la chaleur conjugale ».
Elle fut donc très étonnée d’entendre un jour son fils unique lui dire : « Maman, je voudrais me marier et je ne trouve pas de meilleure femme que Donata ! ». Un miracle de l’Amour en quelque sorte… « Pour moi, nos enfants apportaient la bénédiction à ce que nous avions entrepris avec un cœur d’homme… Je ne pouvais aller à l’encontre d’un signe du Ciel ! », estime la vieille Bernadette qui voit désormais en Donata sa propre fille et non pas sa belle-fille.
Un attachement réciproque. « Je suis heureuse avec mon mari et celle qui a toujours été ma mère. Avec eux, aucune allusion méchante à notre passé plein de boue… Quand Alfred est là, tout rayonne autour de nous. Nous rendons visite aux voisins et les invitons à nous suivre sur le chemin de la réconciliation… Tout est possible ! », s’enthousiasme Donata, radieuse.
Leur exemple peine à en convaincre certains. Dans leur secteur Nzahaha, district de Rusizi (sud-ouest), un rescapé, qui a voulu garder l’anonymat, considère cette histoire comme une insulte à la mémoire des victimes du génocide. Pour Philippe au contraire, ce type de réconciliation est un cas à exporter, même en dehors du Rwanda.
Par Sehene Ruvugiro