Connue pour ses écrits contre le fondamentalisme religieux (Ma vie à contre-Coran, Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident et en faveur des droits des femmes (Des femmes au printemps), Djemila Benhabib suit de près l’actualité en Égypte et en Tunisie.
En dépit des violences et de l’incertitude dans ces deux pays, l’essayiste québécoise, née en Ukraine et qui a grandi en Algérie, reste optimisme quant à leur avenir, voyant dans les récents événements des signes d’amélioration.
Comment analysez-vous ce qui vient de se dérouler en Égypte avec la chute du président Mohammed Morsi?
J’ai accueilli favorablement la destitution de Morsi pour la simple raison que si l’Égypte avait continué à être dirigée par les Frères musulmans, elle aurait sombré dans le chaos.
Le pire a été évité in extremis grâce notamment à une formidable mobilisation populaire que je salue. On se demande maintenant quelles vont être les prochaines étapes de ce processus politique encore très fragile et surtout quel statut pour les femmes.
Les hommes qui ont pris le pouvoir de manière provisoire au Caire vous semblent-ils capables d’améliorer le sort des femmes arabes?
Il faut vraiment regarder les choses au-delà des personnes. Ce qui est important, ce sont les dynamiques : que se passe-t-il, qu’est-ce qui a changé, pourquoi ces gens sont-ils sortis dans la rue avant d’y redescendre?
Pour ma part, je pense que le peuple égyptien, dans sa grande majorité, a dépassé ses peurs. Il a d’abord destitué Moubarak, puis a redynamisé la révolution en rentrant dans une troisième phase, la deuxième ayant été la prise du pouvoir par les islamistes. Maintenant, s’agissant du statut des femmes, tout dépendra du processus de démocratisation du pays. Pour se faire, la rupture avec l’islam politique est nécessaire.
Votre livre «Des femmes au printemps» (sorti fin 2012) décrit une situation humaine et sociale catastrophique en Égypte. Comment peut-on rester optimiste face à cela?
Ce voyage, pendant l’élection présidentielle (au printemps 2012, ndlr.), était mon troisième dans le pays. J’en suis revenue avec beaucoup d’espoir car j’y avais senti une évolution importante notamment à l’égard des Frères musulmans qu’on critiquait ouvertement et spontanément pour leur incapacité à gérer le pays. Il y a un courant moderniste qui traverse l’Égypte, une formidable conscience politique, un bouillonnement intellectuel.
Pour autant, la situation économique et sociale reste très grave. On parle d’un pays très populeux avec pratiquement 85 millions d’habitants, un taux d’analphabétisme qui frôle les 40%, un taux de grande pauvreté qui touche plus que la moitié de la population.
Ça peut paraître explosif et ça l’est, d’autant qu’il faut ajouter à toutes ces contraintes internes, un contexte géopolitique, notamment avec les développements en Syrie et les relations avec Israël. Le destin du monde arabe est étroitement lié à celui de l’Égypte.
L’un des atouts de ce pays, c’est de connaître mieux que quiconque la confrérie des Frères musulmans qui est née là-bas. L’Égypte a été le berceau du mouvement, sa maison mère. Sera-t-elle bientôt son tombeau? Je le souhaite.
De nombreux viols auraient encore eu lieu lors des manifestations de juin et de juillet. Le secrétaire général de l’ONU s’en est alarmé. Pourquoi semble-t-il impossible de faire quelque chose d’efficace contre ce problème?
Il ne faut pas penser que rien n’est fait. La société civile ne reste pas les bras croisés, des initiatives sont prises, grâce à des organisations de femmes et à des mouvements de résistance qui se sont formés.
Des films ont été faits sur la question. C’est vrai que ça peut paraître dérisoire face à cette violence extrême à l’égard des femmes. C’est une violence instrumentalisée, qui fait partie d’une logique de terreur, qui cherche à évincer les femmes de la vie publique et de la scène politique.
Au début des manifestations contre Moubarak, il y avait des hommes et des femmes sur la place Tahrir et pendant les trois premières semaines, il n’y a pas eu de viol. Lorsque la contre-révolution islamiste s’est mise en marche, ça a changé.
Il faut donc inscrire ces violences dans un contexte politique précis. Cela étant, ces violences traduisent aussi une situation de terrible frustration sexuelle, de la montée du conservatisme social, de discours religieux qui diabolisent les femmes et la mixité.
Mais les Frères musulmans n’ont pas compris que rien n’arrêterait cette révolution en marche. La preuve en est: les femmes continuent de participer aux manifestations malgré toute cette barbarie inqualifiable. Elles sont encore là pour longtemps!
En Tunisie, les poursuites judiciaires contre Amina font beaucoup parler. Quel regard portez-vous sur cette jeune femme qui a publié des photos d’elle seins nus sur internet puis qui a inscrit le mot «Femen» sur le mur d’un cimetière pour protester contre un rassemblement salafiste?
Je suis fascinée par sa démarche, sa ténacité et sa maturité. Son geste a été mûrement réfléchi. Peu de personnes l’ont soutenue au départ, y compris parmi les féministes.
Puis il y a eu une évolution, notamment au sein de sa propre famille, assez conservatrice, qui l’avait éloignée de Tunis puis séquestrée à Kairouan pour finir par la soutenir après son emprisonnement. D’ailleurs, son père est devenu son premier soutien.
Les choses ont changé depuis, elle est entourée et appuyée par une myriade de personnalités aussi bien en Tunisie que dans le monde. Amina a le mérite de poser la question de la liberté des femmes, de leur sexualité et de leurs corps, ce qui est insupportable aux yeux des islamistes et des franges conservatrices de la population. Il reste que son incarcération est une honte, un véritable scandale un terrible revers pour la démocratie!
Certains progressistes critiquent ce genre de geste, qu’ils trouvent trop radicaux. Comprenez-vous cette position?
Ce qui m’intéresse, c’est de savoir qui parle, pourquoi et d’où. Dans ce cas-ci, il s’agit d’une jeune fille issue d’un milieu populaire et plutôt modeste, pur produit du système éducatif tunisien (elle parle d’ailleurs mal le français et maîtrise davantage l’anglais).
Elle a écrit sur sa poitrine dénudée « Mon corps m’appartient, il n’est l’honneur de personne », qui y a –t-il de si scandaleux? Cette phrase a le mérite de résumer la crispation du monde musulman à l’égard des femmes. Faut-il se taire alors qu’il s’agit de l’un des plus grands tabous de cette région du monde où l’on est dans la négation constante du sujet sexuel au féminin?
Certaines ont choisi de se taire et de subir dans le silence et dans la honte. Ce n’est pas le cas d’Amina. C’est une rebelle. Une femme libre qui n’accepte aucun carcan. Certains s’en offusquent. C’est leur problème. Pour ma part, j’estime qu’on assiste à la naissance d’une nouvelle génération de jeunes féministes qui n’ont peur de rien.
Si l’on aspire réellement à des changements significatifs, il faut accepter de porter la contradiction, accepter certaines ruptures, accepter de prendre le taureau par les cornes. Les sociétés avancent ainsi. Pour se faire, il faut avoir du courage. Amina en a à revendre. Certains progressistes devraient s’en inspirer et la soutenir car elle est notre fierté.
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