Fichtrement bien écrit et documenté, tout en étant coup de poing, le roman de l’écrivain égyptien Ezzedine Fishere, « Toutes ces foutaies » propose une relecture de la révolution qui a suivi le mouvement de soulèvement de 2011 ayant pris naissance sur la place Tahrir.
C’est l’histoire d’Omar Fakhreddine et Amal (espoir en arabe) qui pendant deux jours vont refaire les dernières années en tentant d’y voir plus clair. En résumé, les deux personnages vont tenter de comprendre si le jeu en valait la chandelle. Fallait-il tout renverser ou l’ère prérévolution avait ses bons côtés ?
Amal, Américaine d’origine égyptienne (29 ans), vient donc de sortir de prison et c’est à l’occasion d’une soirée organisée par ses amis et copines pour sa libération qu’elle se retrouve dans les bras du jeune Omar (22 ans).
Dans cette espèce de huis clos qui se passe souvent dans le lit (attention, il y a bien des mots qui ne seront pas prononcés ou lus sous peine de prison…), Amal demande donc à Omar de lui raconter comment lui, l’Égyptien de toujours, a vécu les dernières années pendant lesquelles le régime d’Hosni Mouabarak s’est effondré (?).
«Je voudrais que tu me racontes ce qui s’est passé pendant mon année en prison» – Amal. « Pourquoi j »accepterais ce rôle de Shéhérazade? » – Omar.
Le lecteur (re)découvre alors des moments particulièrement violents de la révolution de 2011 comme l’attaque des partisans pro-Moukabak en chameaux, chevaux et sabres contre les manifestants de la place Tahrir. Il y a aussi la fois où des supporters du club de football Al Ahly vont se faire tuer lâchement par ceux du club d’Al Masry, dans l’enceinte du stade basé à Port-Saïd. C’est l’un des épisodes qui marquera le jeune Omar, car il y perdra des amis.
Entre la vision, disons optimiste d’Amal et le regard cynique sinon réaliste d’Omar, le lecteur tentera de façonner une opinion sur ce point de bascule dans l’histoire de l’Égypte. L’auteur Ezzedine Fishere n’hésite pas à aborder plusieurs des sujets qui restent d’actualité dans cette société divisée. Il y a la question de l’islamisme, qui est traitée avec justesse, à notre avis. Le radicalisme est omniprésent dans le livre tout comme la nécessité de réaliser que certains de ses acteurs ont le droit de changer d’avis.
Deux autres cas/histoires, dans celles que raconte Omar à Amal, sont à souligner. Celle de la violence faite aux femmes sur la place Tahrir illustrée par une scène d’agression d’une jeune militante féministe (Hend) par les militaires du régime, et la place de l’homosexualité imagée par la sortie violente du placard d’un couple d’amis, Bahaa et Shérif, du jeune Égyptien, chauffeur de taxi à l’occasion.
Rien n’a été laissé au hasard puisque le lecteur se retrouvera même parfois dans l’univers intime d’un chef militaire, à savoir Ayman qui partage avec sa femme Dina, un semblant de mariage de raison. Il y a aussi la sempiternelle question de l’identité des binationaux comme Amal qui ne sait plus vraiment comment se définir.
« La plupart des gens me considéraient comme une Arabe alors que je ne me voyais pas ainsi. Je savais que j’avais des origines égyptiennes, tout comme mes parents, mais pour moi j’étais américaine. Je ne parle pas l’arabe, et je ne me retrouve pas dans les anecdotes fréquentes chez les enfants d’immigrés : je ne suis jamais allée à l’école du dimanche pour apprendre l’arabe, je n’ai pas passé d’après-midi avec ma famille à regarder de vieux films arabes tristes, et je n’ai pas vraiment de souvenirs d’Égypte à part de courtes vacances » – Amal.
Toutes ces foutaises (Kol hadha al-haraa), d’Ezzedine Fishere. Traduit de l’arabe (Égypte) par Hussein Emara et Victor Salama. Edition Joëlle Losfeld, 282 pages.