La controversée pièce SLAV de Betty Bonifassi et Robert Lepage a finalement été présentée à Sherbrooke, dans sa version 2.0. Est-ce qu’on a aimé? Oui, même si, à certains moments, on n’a pas pu s’empêcher de froncer quelque peu les sourcils. Récit.
Il est un peu plus de 20 h lorsque les lumières de la salle Maurice O’Bready de l’Université de Sherbrooke se tamisent avant de s’éteindre. Betty Bonifassi, sereine, monte alors sur scène calmement, aidée d’une canne. Plus de six mois après s’être cassé la cheville en pleine polémique l’été dernier, l’artiste ne s’est pas encore remise complètement.
Cette blessure ne compromet en rien sa présence sur scène. Face à une salle comble d’environ 1400 spectateurs, celle qui est née d’une mère serbe et d’un père français, s’arrête quelques secondes pour observer l’auditoire. Elle prend ensuite une grande respiration et commence à expliquer, de sa voix grave et un brin éraillée, l’étymologie du mot esclave. Le public l’écoute, attentif.
Lorsqu’elle disparaît de la scène, le premier tableau de la pièce se met en place. Les spectateurs se trouvent alors transportés dans un champ de coton, dans le sud esclavagiste des États-Unis.
Et là, première belle surprise.
L’une des scènes les plus décriées de l’ancienne mouture du spectacle (dans laquelle on voyait des femmes blanches cueillir du coton habillées en esclaves) a subi un changement drastique.
Seules les trois actrices-choristes noires de la pièce (Tracy Marcelin, Sharon James et Kattia Thony) sont vêtues en esclaves. Elles chantent le morceau Early In The Morning et nous entraînent dans le difficile quotidien des femmes esclaves. Les trois autres actrices et chanteuses (blanches) de la pièce (Estelle Richard, Élisabeth Sirois et Audrée Southière) revêtent des costumes qui les différencient des esclaves (l’une d’entre elles est clairement la «maîtresse» de la plantation alors que les deux autres sont habillées en servantes).
Puis, changement de décor.
On se retrouve à Limoilou, à Québec, à notre époque. Kattia, d’origine haïtienne, offre à son amie Estelle, une Québécoise «de souche» blanche qui vient d’avoir un bébé, une copie de son arbre généalogique. Et là, stupeur.
Estelle découvre que l’une de ses ancêtres était Noire. Une aïeule qui était très certainement une esclave américaine qui avait fui son pays pour rejoindre la Nouvelle-France. Bien décidées de faire la lumière sur toute cette histoire, les deux amies s’embarquent dans un périple qui va les mener jusqu’au sud profond des États-Unis.
Un problème d’appropriation culturelle?
La pièce SLAV étant basée en très grande partie sur des chants d’esclaves noirs, ses créateurs Betty Bonifassi et Robert Lepage (tous les deux blancs) avaient été accusés d’appropriation culturelle.
Face à la grogne et après l’annulation du spectacle par le festival de jazz de Montréal, Betty Bonifassi et Robert Lepage ont revu leur copie. Au niveau de la représentativité des Noirs, élément important du mécontentement de beaucoup d’Afro-descendants, la nouvelle version s’est avérée plus équilibrée que la première: il y avait trois actrices-choristes noires et trois qui étaient blanches.
Nous avons beaucoup aimé le fait d’aborder la présence des Noir.e.s au Québec, bien avant l’immigration récente. Ce pan de l’histoire semble méconnu. La référence à l’Underground Railroad, un réseau de routes clandestines utilisé par des esclaves américains pour se réfugier au Canada, était également très bien sentie.
Une interrogation sur la race
Par contre, le fait que la pièce tourne autour d’une Québécoise blanche qui découvre qu’elle a une ancêtre noire et esclave peut faire tiquer.
L’un des meilleurs moments de la pièce n’aurait toutefois pas été possible si le personnage d’Estelle (celle qui a une ancêtre noire) n’avait pas été Blanc. Dans la pièce, la Québécoise va aller à la rencontre d’une de ses lointaines cousines américaines (noire) partageant avec elle la même ancêtre (noire). Les retrouvailles ne se passent pas du tout comme Estelle avait prévu (c’est du moins l’impression qu’on a).
Déconcertée par la froideur apparente de la cousine éloignée, Estelle va exposer en détail la vie remplie d’humiliations de son aïeule. «Je connais cette histoire», lance sa cousine noire, visiblement irritée. «Ah oui?» s’étonne Estelle. «Oui, c’est l’histoire d’à peu près tout le monde ici», répond l’Américaine, avant d’y aller de l’une des lignes les plus percutantes de la soirée: «Maintenant que tu sais que tu as une ancêtre noire, tu penses que tu nous comprends? Que tu comprends les injustices qu’on subit?»
Deux questions qui claquent comme deux gifles en plein visage d’Estelle. Et il est difficile de ne pas faire le parallèle entre cette scène et ceux qui reprochaient aux auteurs de ne pas comprendre leur douleur de ne pas se voir mieux représentés dans les oeuvres culturelles au Québec. Est-ce une mise en abyme volontaire?
Au final…
Est-ce que la pièce était bonne? Oui. On a beaucoup apprécié que l’histoire alterne entre moments passés et moments présents. Mais ce qu’on a particulièrement aimé, ce sont toutes les prestations de Betty Bonifassi. C’est elle et surtout sa voix puissante et éraillée qui sont les pièces maîtresses du spectacle.
Est-ce que c’était gênant qu’une femme blanche reprenne des chansons d’esclaves noirs américains? À notre avis, non. La voix particulière de Bonifassi donnait une dimension particulière à toutes ces chansons. Surtout que ce sont des pièces qu’elle connaît très bien, fort de ses deux précédents albums.
Est-ce que SLAV aurait pu mieux faire? Sans aucun doute. Est-ce que la controverse autour de la pièce en aura valu la peine? Assurément.
L’oeuvre de Robert Lepage et Betty Bonifassi est loin d’être parfaite, mais plusieurs apprécieront l’effort d’aller à la rencontre de leurs détracteurs et de modifier certains passages qui étaient jugés problématiques.